Eros cevauchant le lion, 1928. Bronze, hauteur 46,7 cm

par Teresa Nielsen


Sur les rives froides du détroit du
Cattégat, dressé au cæur d'une lande
sauvage balayée par les vents - terre
d'élection des troupeaux de bêtes à
laine et de ruminants -, un colossal
mausolée de béton monte la garde,
revêche. L'æuvre de Rudolph Tegner
(1873-1950) est exposée là, qui semble
veiller la dépouille du grand sculpteur
danois injustement méconnu. Attentif
aux mutations souvent contraires de
l'art, en Europe, à sa charnière de
deux siècles, Tegner s'est donné tout
entier, sans relâche, à sa vocation
nourrie d'un gigantisme inspiré de
Michel-Ange et d'une volonté de
puissance nietzschéenne.

Le Rudolph Tegners Museum, étonnant édifice de béton, est fait d'une pièce octogonale et d'un hall rectangulaire. Quelques chiffres suffisent à donner une idée de la taille du bâtiment: la largeur de la salle principale est de 23 mètres, les murs, épais de près de 15 centimètres, sont hauts de 11 mètres, la façade est longue de 35 mètres.
Vaste site naturel protégé, le parc qui entoure le musée demeure vide d'arbres ou de buissons grâce à l'efficace présence d'un troupeau de moutons. De sa partie la plus élevée, on peut apercevoir, par-delà la campagne, l'étendue bleue du détroit du Cattégat et, par temps clair, la côte suédoise. A première vue, l'édifice semble impénétrable, comme clos sur ce qu'il enferme; seuls s'offrent au regard du visiteur de grands pans de béton nu. Une unique fenêtre, triangulaire, apparaît à hauteur du premier étage, au centre de la façade; elle surmonte l'entrée, flanquée de deux colonnes, qui s'apparente à un tympan antique. De part et d'autre, elle est dominée par deux étagères de métal qui font saillie: celle de droite porte un hibou de bronze, digne compagnon d'Athéna, qui, la tâte dressée, fixe les arrivants; à gauche, un chat en colère fait le gros dos, furieux de ne pouvoir s'échapper. L'entrée, sur sa droite, est flanquée d'une statue de bronze (1912) qui représente - confortablement assise - Elna Tegner (1889-1976), épouse de l'artiste. Un sourire flotte sur ses lèvres tandis que d'un regard figé elle accueille les visiteurs.
La solide porte d'entrée en chêne tranche avec les murs de béton brut et paraît beaucoup plus ancienne que le bâtiment: est-ce un effet des grands clous ou bien ce Bouton de porte exposé par Tegner au Salon du Champ-de-Mars en 1897? Un "bouton" qui a la forme d'un couple enlacé, uni dans un baiser.
L'étroitesse et le pen de hauteur de l'ouverture accentuent l'impression d'espace éprouvée lorsqu'on pénètre dans le vaste hall surchargé de plâtres, de bronzes, d'argiles, de bois et de marbres.
Les hasards d'une promenade à bicyclette, en 1916, ont conduit Rudolph Tegner dans ce site paisible où le musée s'élèvera quelque vingt ans plus tard. Dans son autobiographie, il se souvient avoir dans l'instant aimé l'endroit et avoir demandé au paysan rencontré là si le terrain lui apparienait; la réponse étant affirmative, il l'interroge pour savoir s'il est à vendre. L'homme part consulter son épouse et s'en revient, faisant un signe d'assentiment. Tegner entrevoit aussitôt comment ses sculptures pourront prendre possession de cette terre nue et, peu après, la grande statue de bronze d'Œdipe roi (1903) est installée sur la butte, à l'écart de la ville et de son agitation.
Peu à peu, l'artiste agrandit sa propriété. En 1924, quatre groupes sculptés en bronze - soit quatorze statues - viennent tenir compagnie à Œdipe roi: Le Mystère de l'amour (1913-1918), Les Enfants assoiffés (1914-1919), Dans l'étreinte des ténèbres (1915) et Le Nid (1916-1917). En 1925, l'artiste fait don de la propriété et des sculptures à la municipalité.

Rudolph Tegner (1873-1950) dans son atelier de Hellerup

Pourquoi? lui demande-t-on: "Par égoïsme. Pour échapper à l'oubli: Pour me protéger de la bêtise et de l'indifférence des hommes."
Dès le début de sa carrière, Tegner comprend l'importance de "vendre" sa personne et ses æuvres. A certaines heures, il ouvre son atelier de Hellerup (dans les environs de Copenhague) au public désireux de voir ses dernières créations. En 1932, Niels Hansen Jacobsen (1861-1941), sculpteur et céramiste, ami et contemporain de Tegner, crée, pour accueillir son æuvre, un musée qu'il léguera à la petite ville de Vejen. Quand Tegner prend-il la décision de construire le sien? A en juger par les esquisses figurant dans les archives du musée, cette idée semble dater du milieu des années trente. Sur un plan, Tegner écrit que ses sculptures ne doivent pas être rangées avec trop de méthode: un soupçon de désordre donnera au visiteur l'impression de se trouver dans l'atelier de l'artiste (le musée ne lui servit jamais d'atelier). Et le sculpteur met l'accent sur l'importance de la lumière dans la disposition des æuvres.
L'exemple de Niels Hansen Jacobsen sera suivi quelques années plus tard par Jens Ferdinand Willumsen (1863-1958), un artiste aux talents multiples qui laissera sa production à la ville de Frederikssund; en 1933, Tegner, quant à lui, est en pourparlers avec la municipalité d'Elseneur: il désire faire construire un musée abritant ses æuvres. Il se peut que le choix de cette ville ait été dicté par le goût de son maire pour les sculptures de Tegner: en 1932, Héraclès et

Héraclès et l'Hydre, 1918-1919.

l'Hydre (1918-1919), grand ensemble de bronze, est érigé dans le port d'Elseneur; quelques années plus tard, une fontaine avec trois danseurs y trouvera place. Et il se peut que les origines de Tegner l'aient poussé à choisir la ville portuaire. Quoi qu'il en soit, le projet n'aboutit pas: nul édifice entouré d'un espace suffisant ne pouvait abriter les æuvres du sculpteur, dont le nombre avait tant augmenté que les ateliers de Hellerup et de Meudon-Val- Fleury menaçaient d'exploser. Secondé par son épouse - qui avait hérité la fortune de son père en 1931-, Tegner poursuit son idée. Sous une esquisse, il griffonne quelques notes relatives à l'emploi modéré du bois afin de réduire les risques d'incendie; il arrêtera finalement son choix sur le béton. L'édifice est construit en 1937-1938, conformément aux plans de l'artiste. Seul Ernst Ishöy, ingénieur danois spécialiste du béton, est autorisé à intervenir: Tegner ne veut pas qu'un architecte retouche son projet. La dernière pierre est posée: il s'agit du tombeau de l'artiste, situé sous la dalle qui occupe le centre de la salle octogonale. Tegner suivait en cela l'exemple de son illustre compatriote et confrère, Bertel Thorvaldsen (1768-1844) qui repose, entouré de ses æuvres, au cæur de son musée, a Copenhague.

Deuxième de sept enfants, Rudolph Tegner, né le 12 juillet 1873, à Copenhague, au sein d'une famille de la moyenne bourgeoisie - son père était directeur de banque - vit une enfance heureuse et insouciante. Dans son autobiographie, l'artiste rappelle que son "père tenait l'obéissance et la discipline pour les valeurs fondamentales d'une éducation destinée a procurer une position enviable. Par conséquent, il attendait de ses quatre fils qu'ils entrent dans l'armée: gardes, hussards, dragons et officiers de marine; il était entendu que je serais de ceux-ci".
En 1888, Rudolph Tegner, alors matelot, quitte Copenhague à bord du Dagmar, qui l'emmène en Méditerranée. Il célèbre Noöl à Athènes; le sculpteur se souvient de sa première visite, décisive, à l'Acropole: "Que se passait-il en moi? Mes genoux tremblaient, mon cæur battait à tout rompre. Les immenses blocs en ruine, colonnes et murs de marbre, avaient pris possession de moi. Ils me soulevaient, m'étreignaient, semblait-il. J'étais transformé. [...] Comment était-il possible que des hommes aient créé un tel prodige d'harmonie, de force et de beauté? Je demeurais stupéfié, hypnotisé. Je ne comprenais pas ce qui se passait en moi. Tandis que je m'imprégnais de cette vue, un sentiment d'allégresse m'envahit. [...] A mon insu, ce voyage m'avait ouvert les yeux et l'esprit. Une porte s'était ouverte, me révélant des horizons et un monde plus vastes que les miens. [...] Malgré les apparences, le jeune matelot du Dagmar quittait la marine plus riche qu'il n'y était entré."
A la suite de celle découverte, Tegner fait ses débuts de sculpteur. Envoûté par l'Acropole, il façonne des temples et autres colonnades en bois: "Les uns après les autres, de minuscules édifices voyaient le jour. Je découpais de petites figures, destinées à orner les

Léda et le cygne, 1918. Bronze, hauteur 84,3 cm.

temples, dans des feuilles de bois de placage. Elles étaient très belles, mais avaient un défaut: elles étaient trop plates. Que faire? N'aurait-il pas mieux valu les faire en argile, leur donner plus de relief, de manière qu'on puisse les regarder sous tous les angles? Je me procurai de la terre sans tarder, et bientôt le forum et les temples furent couverts de statues." L'un de ces modèles en terre nous est parvenu; il est exposé au musée, accompagné d'un carton ainsi libellé: "Ceci est ma première sculpture".
En 1890, contre la volonté de son père, Rudolph Tegner entre à l'Académie royale de Copenhague. Au nombre de ses professeurs figure le sculpteur naturaliste Vilhelm Bissen, dans l'atelier duquel il travaille aux côtés d'artistes tels que le Norvégien Gustav Vigeland (1869-1943).
Dès 1892, Tegner participe au salon annuel de Copenhague, où il présente Un faune (1891), statue grandeur nature en plâtre, paraphrase naturaliste d'une sculpture hellénistique. A l'issue de deux ans et demi d'etudes, le jeune sculpteur se présente à l'examen de sortie. Après avoir quitté l'Académie en 1893, Tegner - à l'instar de la plupart de ses contemporains - se rend à Paris, où il séjourne jusqu'en 1897 grâce aux subsides paternels. Il reste fidèle au courant naturaliste, très en honneur dans la sculpture française officielle. En 1894, son Eve embrassant son fils mourant (1893-1894) est exposáe au Salon du Champ-de-Mars, où figurent aussi L'Astronomie du Danois Niels Hansen Jacobsen, le Monument Cladel d'Antoine Bourdelle, le Puddleur de Constantin Meunier, Le Dieu envolé de Camille Claudel, mais aussi, et surtout les æuvres de sculpteurs oubliés aujourd'hui. Au fil du temps, plus d'un créateur a ressenti l'impérieux besoin d'innover - matériaux, techniques, sujets. A la fin du XIXe siècle, comme de nombreux artistes symbolistes ou Art nouveau influencés par le mouvement Arts and Crafts, Rudolph Tegner dessine des objets d'usage courant: miroirs, poignées de porte ou candelabres; des pièces uniques en bronze voient ainsi le jour, qui auraient pu être fabriquées en série.
Sensible aux créations d'artistes comme Gustave Moreau et Puvis de Chavannes, Tegner se tourne vers le symbolisme. A partir de 1894, il travaille à une trilogie qu'il exposera au Salon du Champ-de-Mars de 1896: c'est Suprematie, avec pour personnage principal La Divinité. Un texte du catalogue du Salon explique la nature de la gigantesque figure d'hornme et de la minuscule silhouette féminine pliée en deux à ses pieds: "L'être tout-puissant, assis sur un rocher, contemplant le monde. A ses pieds, l'esprit de la terre apparaît devant la divinité." Aux côtés de La Divinité se tient Notre époque, [La sculpture avait été exposée un an auparavant sous le titre Notre époque: Samson et Dalila.] femme debout près d'un homme couché. Elle est "la grande prostituée qui tyrannise un homme personnifiant l'esprit naissant, aspirant à des buts éternels". De l'autre côté se dresse L'Avenir, un homme fier et imposant qui tient une femme en respect. Il est "l'homme (l'âme d'acier) triomphant de la grande prostituée après une longue série de luttes". Plus tard, Tegner évoquera le

Enfants assoiffés, 1914-1919. <i>Marbre, hauteur 78 cm.

vernissage: "Comme un criminel qui revient sur les lieux de son forfait, je restais près de l'endroit où mes trois sculptures étaient exposées. [...] Le lendemain matin, j'achetai tous les grands journaux parisiens, espérant que, grâce à eux, mes æuvres accéderaient à la célébrité. Las, je n'y trouvai pas le moindre éloge, pas même une ligne."
Dans cet esprit qui voit en toute femme une tentatrice, Tegner crée Fortune (1900), femme nue et sensuelle qui domine un homme nu. Il s'accroche au vêtement flottant de la femme, tandis que, tel un ange déchu ou un Prométhée mort, il tombe devant elle. Le même thème est abordé par Satan (1899) - un corps de femme et un visage d'homme encadré par de longs cheveux ondulés - ou par Enchaîné à la terre (1899): un homme essaie de se relever, tandis qu'une femme le maintient au sol, une de ses joues pressée contre l'abdomen de l'homme, que ses bras enserrent étroitement. Curieusement, quelque dix ans plus tard, Tegner décide d'achever la version en marbre de cette statue, qu'il offre à la ville de Copenhague, à condition qu'elle soit érigée en face de l'hôtel de ville. [Commencée en 1892, la construction de l'hôtel de ville prend fin en 1905; de nombreux artisans, des peintres, des sculpteurs (mais pas Tegner) y participent, faisant ainsi de l'édifice un véritable Gesamtkunstwerk (æuvre d'art collective)] Cette exigence fait scandale: on proteste, criant haut et fort que la statue est mal proportionnée et son sujet indécent, inadapté au plus grand parc public de la ville (l'affaire n'est pas sans rappeler l'indignation suscitée par La Danse de Carpeaux pour l'Opéra de Paris). Il n'est toutefois pas exclu que le thème, presque démodé - ce dont Tegner n'avait pas conscience -, ait été à l'origine de l'affaire. Le sculpteur se rend chez son protecteur, le riche brasseur Carl Jacobsen (Carlsberg), qui fait placer Enchaîné à la terre dans les jardins de la Bibliothèque royale, d'où l'æuvre sera enlevée après la disparition de Jacobsen; elle est aujourd'hui exposée au musée Tegner.
En 1897, grâce à une bourse, Tegner se rend en Italie. Au Louvre déjà, il avait été fasciné par les Esclaves de Michel-Ange: "Ces figures expriment une souffrance et une révolte dont je me sens proche; bien plus proche que de Raphaël et de ses madones douces et étonnamment belles qui ont présidé à ma formation." A Florence, il se livre à l'étude de la chapelle Médicis et à celle d'autres æuvres du grand maître, qui allaient exercer une influence décisive sur le développement de son art. Selon lui, le programme de l'Académie de Copenhague néglige par trop Michel-Ange. Par la suite, il retournera en Italie à plusieurs reprises. Un an après le retour de Tegner au Danemark, sa mère finance la construction d'un atelier à Hellerup; elle est alors gravement malade et meurt en 1899. Après des mois de travail acharné, le Monument funéraire dédié à ma mère, coulé en bronze, est placé sur la tombe maternelle, à Elseneur; en 1900, il vaudra à son auteur une médaille de bronze à l'Exposition universelle de Paris, et c'est là que l'architecte autrichien Hummel - qui réside à Trieste - la découvre et en commande une réplique en marbre à Tegner. Le sculpteur se souvient de son arrivée chez Hummel: "Après avoir monté le monumental escalier recouvert

Autoportrait, 1921. Bronze, hauteur 54 cm.

d'un tapis, je fus introduit dans deux immenses pièces. Des tableaux de Max Klinger, de Franz Stuck et d'autres peintres allemands étaient accrochés aux murs. [...] Dans le parc, on avait construit un appentis où m'attendaient le modèle en plâtre et un bloc de marbre de Carrare; mes outils étaient prêts à servir."
Emancipé (1901) est tenu à juste titre pour un chef-d'æuvre de jeunesse. Imprégnée des idées de la fin du XIXe siècle, cette étrange sculpture - essence du travail de Tegner sur des thèmes symbolistes - se compose d'une haute colonne surmontée d'un chapiteau aux multiples visages et aux membres torturés qui doivent beaucoup à Rodin, à sa Porte de l'Enfer (commanditée en 1880) et à sa manière de travailler à partir de moulages de diverses parties du corps. En haut, un bomme assis, abîmé dans une profonde méditation, évoque le surhomme de Nietzsche.
Au tout début du XXe siècle, Tegner puise son inspiration dans l'histoire et dans la mythologie de la Grèce antique: une grande statue d'Œdipe (1901-1903) montre le héros fou de douleur, les yeux exorbités, soutenu par Antigone. L'artiste souhaitait qu'elle fùt exposée en public et, en dépit des protestations, elle sera montrée à Copenhague, avant d'être la première statue à trouver place au cæur des collines du nord de la Zélande.
Les occasions qui s'offrent à un sculpteur d'exposer et de vendre ses æuvres sont rares. Aussi, en 1905, Tegner plein d'optimisme, participe-t-il à la fondation de De frie Billedhuggere (les libres sculpteurs) [Regroupement d'artistes que ne lie aucun manifeste mais qui partagent les frais d'exposition de leurs œuvres. Il s'agit d'une tradition très ancrée au Danemark, où elle se perpétue.]. Une grande annexe est construite derrière Den Frie, salle d'exposition populaire en bois, à Copenhague. Dès lors, les sculpteurs - toujours plus nombreux - organisent une exposition annuelle, en même temps que les peintres, propriétaires du bâtiment principal. En 1913, à l'issue d'un vote, peintres et sculpteurs décident de s'associer, et Tegner, hostile à celle décision, se retire. Qu'il ait été l'un des cotondateurs du groupe semble du reste en curieuse contradiction avec la paranoïa dont il souffrait depuis le début de sa carrière, et qui l'amenait à se sentir en permanence persécuté.
En 1904, après la mort du docteur Niels Finsen, un comité décide d'ériger un monument à la mémoire du célèbre spécialiste danois de la photothérapie. Tegner gagne le concours avec Vers la lumiére (1904-1909), æuvre qui est loin de faire l'unanimité dans le jury: pour la première fois de sa vie, mais ce ne sera pas la dernière, l'une de ses æuvres déclenche une véritable bataille. Le monument, inauguré en 1910, domine aujourd'hui l'un des carrefours les plus animés de Copenhague. Il se compose d'un haut socle de granite grossièrement équarri sur lequel trois personnages nus en bronze cherchent, dans un effort désespéré, à atteindre la lumière; c'est cet effort que l'on reproche au sculpteur. En effet, la critique n'a-l-elle pas déclaré que les personnages ressemblent davantage à des athlètes qu'à des patients?...
Tandis que Tegner met la dernière main à Vers la lumière, il est le lauréat d'un autre concours. En 1910, Carl Jacobsen dont Tegner a fait le

Eros volant avec Psyché, 1920-1921.
<i>Détail. Plâtre, hauteur 289 cm.

portrait en 1903, annonce son intention d'élever un monument au Ballet royal du Danemark. La correspondance échangée entre le commanditaire et l'artiste révèle que c'est Jacobsen qui décide de la forme et de l'esprit de la Fontaine de la danse (1910-1912). La liberté du sculpteur est surveillée! Pour Tegner, la Fontaine de la danse restera liée à jamais au souvenir d'Elna Jørgensen, qu'il épouse en 1911, après leur rencontre lors de la soirée donnée pour célébrer le premier coup de ciseau.
La plus grande bataille autour de l'une des æuvres du sculpteur aura lieu à la fin de l'année 1915. Tegner expose à ses frais - l'accompagnant d'un catalogue luxueux - L 'Arche de vie, dite aussi L 'Arche des colonnes (commencée en 1912), qu'il tient pour son chef- d'æuvre et désire voir placée a l'entrée du Fælledparken, un grand pare de Copenhague. L'Arche de vie représente les différentes étapes de la vie de l'homme: traité d'une manière monumentale, architecturale, le thème est grandiloquent, mal accordé à l'epoque. Un Danois aisé commenta l'événement en ces termes: "Toute nouvelle dépense devrait désormais être consacrée à la nourriture et non à l'art." En dépit de l'hostilité ambiante, Tegner poursuit son æuvre, dont une version est coulée en bronze: les groupes de personnages sont moulés pièce par

Jeunesse, <i>1936. Terre cuite, hauteur 43,7 cm.</i>

pièce grâce au soutien financier de ceux qui avaient défendu le projet à l'origine. Ces bronzes figurent désormais dans le parc du musée.
En 1919, à ses frais une fois encore, Tegner organise une grande rétrospective à Den Frie; le clou en est Héraclès et l'Hydre (1918-1919), sculpture de plâtre à peine achevée. Deux ans plus tard, une version en bronze de plus petites dimensions est exposée au Salon des Artistes français à Paris, et c'est là qu'est présentée en 1927 une grande version en plâtre, puis, en 1931, une grande version en bronze qui remporte une médaille d'or. De quoi convaincre les habitants d'Elseneur que leur port va s'orner d'un monument de première ordre!
A la fin des annees 1910, Tegner abandonne une sorte de naturalisme parfois nuancé d'une touche michelangélesque - sensible dans certaines parties de L'Arche de vie - pour un style plus décoratif qui donne naissance à des pièces élégantes comme la statuette de bronze d'Eros volant avec Psyché (1920): à cheval sur le dos d'Eros, Psyché est encadrée par les grandes ailes du dieu en équilibre sur une boule que soutient une colonne torse terminée par trois têtes de serpent.
En 1926, au terme d'une violente polémique qui les oppose à des critiques et des artistes danois, Tegner et son épouse décident de s'établir à Meudon-Val-Fleury. Dès lors, exception faite des années de guerre, le couple ne passera plus que trois étés au Danemark. Depuis sa jeunesse, Tegner éprouvait une grande attirance

Eros chevauchant le lion, <i>1928. Ebauche en terre cuite.</i>

pour Paris, où ses sculptures recevaient un accueil favorable et étaient exposées avec celles d'artistes qui partageaient ses vues. Nulle trace ici de l'esprit critique et destructeur du Danemark.
Au cours des années vingt, Tegner adopte un style Art déco chargé, en accord avec la sculpture française officielle d'alors; ce style trouve une illustration dans la version en plâtre d'Eros chevauchant le lion (1933), pièce monumentale, anguleuse, peu à sa place dans le monde artistique danois de l'epoque.
A la fin des années trente, il est question de créer un musée Hamlet à Elseneur et, en 1938, Tegner offre à la ville - pour le prix du coulage en bronze -, une statue de Hamlet, qui est érigée en automne. Une Ophélie la rejoindra en janvier 1940. L'année suivante, l'artiste exécute des modèles en argile de la mère et du beau-père de Hamlet, qu'il n'offrira jamais à la ville d'Elseneur. En revanche, en 1948, il propose, sans succès, que son Shakespeare tienne compagnie aux deux jeunes héros. Peut-être jugea-t-on la statue trop grandiloquente in situ; et puis le protecteur de Tegner n'était plus maire. Au cours des dix dernières - ann´es de sa vie, Tegners s'est attaché à une dizaine de thèmes. Certains sont ambitieux, tel celui du Sculpteur (1943-1945), monument équestre dont le cavalier est pourvu - pour justifier le titre - d'un marteau et d'un ciseau. Exposée en 1945 dans la cour de l'Academie royale, l'æuvre est sévèrement jugée par la critique: "Désolant. Vous contournez cette masse d'os et de muscles gonflés,

Le Chat de Meudon, 1937. Plâtre, hauteur 46,4 cm.

cherchant en vain une trace de logique interne. Mais, tout compte fait, l'aspect le plus regrettable de ce monstre de plâtre n'est peut-être pas tant sa faiblesse technique que son idéologie. Si vous fermez les yeux après avoir regardé la sculpture, il vous semble entendre un martèlement de bottes et une fanfare; il vous semble soudain distinguer la silhouette de la Haus der Deutschen Kunst à Munich." Avec le recul, Le Sculpteur apparaît plutôt comme une manifestation sauvage de l'énergie vitale de Tegner, plus perceptible encore dans sa Victoire, en parfaite harmonie avec l'architecture de Speer - bien que conçue entre 1912 et 1915! Peut-être faut-il les considérer comme la démonstration de force d'un faible.
Le musée ne possède aucune sculpture de la période allant de 1945 à 1949-1950, où Tegner, trés malade, s'échinait à Les Aveugles: un cadavre rigide soutenu par des personnages vêtus de haillons flottants. Le sujet lui en avait été fourni par des funérailles auxquelles il avait assisté, quelques années plus tôt, à Marrakech. La grande version en plâtre des Les Aveugles, qui est demeurée inachevée, est extrêment émouvante. Sur la structure de bois grossière pendent des haillons enduits de plâtre, qui semblent être ceux de mendiants marocains. Hommage à Rodin, Les Aveugle est une æuvre monumentale qui, érigée, aurait transmis un message lourd de sens.
A l'instar d'autres sculpteurs scandinaves qui ont leur propre musée - Carl Milles, Wäinö Aaltonen, Gustav Vigeland, Einar Jónsson, Carl Eldh ou Hansen Jacobsen -, Tegner se sentait responsable de ses æuvres. Sans doute avait-il le sentiment qu'en créant et en léguant ce musée et ce parc uniques, il rendait les générations à venir responsables de l'héritage qu'il leur transmettait.
Teresa Nielsen
Historienne de l'art diplômée de l'université de Copenhague, spécialiste de la sculpture danoise des XIX˜ et XX˜ siècles, Teresa Nielsen exerce les fonctions de conservateur du Rudolph Tegners Museum 1990 à 1995.

Le Rudolph Tegners Museum se trouve à Dronningmølle, près d'Elseneur. Il est ouvert tous les jours sauf le lundi, de 12 h à 17 h du 15 Avril au 22 Octobre.(2017)


(traduit de l'anglais par Geneviève Lambert)

Séparation, 1934. 
<i>Plâtre, hauteur 305 cm (pour l'homme) et 323 cm (pour la femme).</i>

Bibliographie sommaire

C. Hylinger, "Anteckningar om Rudolph Tegner, Einard Jónsson, Gustav Vigeland, Wäinö Aaltonen och Carl Milles", in SIKSI, n° 3, Helsinski, 1988.

Teresa Nielsen,
Rudolph Tegners Danserindebrønd (sur la Fontaine de la danse), Copenhague, 1993.

Sigurd Schultz,
Nyere dansk Billedhuggerkunst, Copenhague, 1929.

Sigurd Schultz, "Rudolph Tegner", in
Weilbachs Kunstner Leksikon, Copenhague,1952.

Lars Schwander, "Rudolph Tegner", in Copyright, n° 3-4, Copenhague, 1990.

Claus M. Smidt, Rudolph Tegners Museum og Statuepark - En debatbog, Gilleleje, 1987.

Rudolph Tegner,
Mod Lyset (autobiographie), Copenhague, 1991.

Helle Vesterby, "Rudolph Tegner", in
Dansk Biografisk Leksikon, Copenhague, 1983.

Jacob Wamberg, "Hvislen i mudderet" (sur
Héraclès et l'Hydre), in Kunstværkets krav, Copenhague, 1990.

Cet article est publié dans le journal FMR N. 50, Vol X, Juin 1994, p. 71 - p. 96