par Teresa Nielsen
Sur les rives froides du détroit du
Cattégat, dressé au cæur d'une lande
sauvage balayée par les vents - terre
d'élection des troupeaux de bêtes à
laine et de ruminants -, un colossal
mausolée de béton monte la garde,
revêche. L'æuvre de Rudolph Tegner
(1873-1950) est exposée là, qui semble
veiller la dépouille du grand sculpteur
danois injustement méconnu. Attentif
aux mutations souvent contraires de
l'art, en Europe, à sa charnière de
deux siècles, Tegner s'est donné tout
entier, sans relâche, à sa vocation
nourrie d'un gigantisme inspiré de
Michel-Ange et d'une volonté de
puissance nietzschéenne.
Le Rudolph Tegners Museum, étonnant
édifice de béton, est fait
d'une pièce octogonale
et d'un hall rectangulaire.
Quelques chiffres suffisent à
donner une idée de la taille du
bâtiment: la largeur de la salle
principale est de 23 mètres,
les murs, épais de près de
15 centimètres, sont hauts de
11 mètres, la façade est longue
de 35 mètres.
Vaste site naturel protégé, le
parc qui entoure le musée
demeure vide d'arbres ou de
buissons grâce à l'efficace
présence d'un troupeau de
moutons. De sa partie la plus
élevée, on peut apercevoir,
par-delà la campagne, l'étendue
bleue du détroit du Cattégat et,
par temps clair, la côte suédoise.
A première vue, l'édifice semble
impénétrable, comme clos sur ce
qu'il enferme; seuls s'offrent au
regard du visiteur de grands
pans de béton nu. Une unique
fenêtre, triangulaire, apparaît à
hauteur du premier étage, au
centre de la façade; elle
surmonte l'entrée, flanquée de
deux colonnes, qui s'apparente
à un tympan antique. De part et
d'autre, elle est dominée par
deux étagères de métal qui font
saillie: celle de droite porte un
hibou de bronze, digne
compagnon d'Athéna, qui, la
tâte dressée, fixe les arrivants; à
gauche, un chat en colère fait le
gros dos, furieux de ne pouvoir
s'échapper. L'entrée, sur sa
droite, est flanquée d'une statue
de bronze (1912) qui représente
- confortablement assise - Elna
Tegner (1889-1976), épouse de
l'artiste. Un sourire flotte sur
ses lèvres tandis que d'un
regard figé elle accueille les
visiteurs.
La solide porte d'entrée en
chêne tranche avec les murs de
béton brut et paraît beaucoup
plus ancienne que le bâtiment:
est-ce un effet des grands clous
ou bien ce Bouton de porte
exposé par Tegner au Salon du
Champ-de-Mars en 1897? Un
"bouton" qui a la forme d'un
couple enlacé, uni dans un
baiser.
L'étroitesse et le pen de hauteur
de l'ouverture accentuent
l'impression d'espace éprouvée
lorsqu'on pénètre dans le vaste
hall surchargé de plâtres, de
bronzes, d'argiles, de bois et de
marbres.
Les hasards d'une promenade à
bicyclette, en 1916, ont conduit
Rudolph Tegner dans ce site
paisible où le musée s'élèvera
quelque vingt ans plus tard.
Dans son autobiographie, il se
souvient avoir dans l'instant
aimé l'endroit et avoir demandé
au paysan rencontré là si le
terrain lui apparienait; la
réponse étant affirmative, il
l'interroge pour savoir s'il est à
vendre. L'homme part consulter
son épouse et s'en revient,
faisant un signe d'assentiment.
Tegner entrevoit aussitôt
comment ses sculptures pourront
prendre possession de cette terre
nue et, peu après,
la grande statue de bronze
d'Œdipe roi (1903) est installée
sur la butte, à l'écart de la ville
et de son agitation.
Peu à peu, l'artiste agrandit sa
propriété. En 1924, quatre
groupes sculptés en bronze - soit
quatorze statues - viennent tenir
compagnie à Œdipe roi: Le
Mystère de l'amour (1913-1918),
Les Enfants assoiffés
(1914-1919), Dans l'étreinte
des ténèbres (1915) et Le Nid
(1916-1917). En 1925, l'artiste
fait don de la propriété et des
sculptures à la municipalité.
Pourquoi? lui demande-t-on:
"Par égoïsme. Pour échapper à
l'oubli: Pour me protéger de la
bêtise et de l'indifférence des
hommes."
Dès le début de sa carrière,
Tegner comprend l'importance
de "vendre" sa personne et ses
æuvres. A certaines heures, il
ouvre son atelier de Hellerup
(dans les environs de
Copenhague) au public désireux
de voir ses dernières créations.
En 1932, Niels Hansen Jacobsen
(1861-1941), sculpteur et
céramiste, ami et contemporain
de Tegner, crée, pour accueillir
son æuvre, un musée qu'il
léguera à la petite ville de Vejen.
Quand Tegner prend-il la
décision de construire le sien?
A en juger par les esquisses
figurant dans les archives du
musée, cette idée semble dater
du milieu des années trente. Sur
un plan, Tegner écrit que ses
sculptures ne doivent pas être
rangées avec trop de méthode:
un soupçon de désordre donnera
au visiteur l'impression de se
trouver dans l'atelier de l'artiste
(le musée ne lui servit jamais
d'atelier). Et le sculpteur met
l'accent sur l'importance de la
lumière dans la disposition des
æuvres.
L'exemple de Niels Hansen
Jacobsen sera suivi quelques
années plus tard par Jens
Ferdinand Willumsen
(1863-1958), un artiste aux
talents multiples qui laissera sa
production à la ville de
Frederikssund; en 1933, Tegner,
quant à lui, est en pourparlers
avec la municipalité d'Elseneur:
il désire faire construire un
musée abritant ses æuvres. Il se
peut que le choix de cette ville
ait été dicté par le goût de son
maire pour les sculptures de
Tegner: en 1932, Héraclès et
l'Hydre (1918-1919), grand
ensemble de bronze, est érigé
dans le port d'Elseneur;
quelques années plus tard, une
fontaine avec trois danseurs y
trouvera place. Et il se peut que
les origines de Tegner l'aient
poussé à choisir la ville
portuaire. Quoi qu'il en soit, le
projet n'aboutit pas: nul édifice
entouré d'un espace suffisant ne
pouvait abriter les æuvres du
sculpteur, dont le nombre avait
tant augmenté que les ateliers de
Hellerup et de Meudon-Val-
Fleury menaçaient d'exploser.
Secondé par son épouse - qui
avait hérité la fortune de son
père en 1931-, Tegner poursuit
son idée. Sous une esquisse, il
griffonne quelques notes
relatives à l'emploi modéré du
bois afin de réduire les risques
d'incendie; il arrêtera finalement
son choix sur le béton. L'édifice
est construit en 1937-1938,
conformément aux plans de
l'artiste. Seul Ernst Ishöy,
ingénieur danois spécialiste du
béton, est autorisé à intervenir:
Tegner ne veut pas qu'un
architecte retouche son projet.
La dernière pierre est posée: il
s'agit du tombeau de l'artiste,
situé sous la dalle qui occupe le
centre de la salle octogonale.
Tegner suivait en cela l'exemple
de son illustre compatriote et
confrère, Bertel Thorvaldsen
(1768-1844) qui repose, entouré
de ses æuvres, au cæur de son
musée, a Copenhague.
Deuxième de sept enfants,
Rudolph Tegner, né le 12 juillet
1873, à Copenhague, au sein
d'une famille de la moyenne
bourgeoisie - son père était
directeur de banque - vit une
enfance heureuse et insouciante.
Dans son autobiographie,
l'artiste rappelle que son "père
tenait l'obéissance et la
discipline pour les valeurs
fondamentales d'une éducation
destinée a procurer une position
enviable. Par conséquent, il
attendait de ses quatre fils qu'ils
entrent dans l'armée: gardes,
hussards, dragons et officiers de
marine; il était entendu que je
serais de ceux-ci".
En 1888, Rudolph Tegner, alors
matelot, quitte Copenhague à
bord du Dagmar, qui l'emmène
en Méditerranée. Il célèbre Noöl
à Athènes; le sculpteur se
souvient de sa première visite,
décisive, à l'Acropole: "Que se
passait-il en moi? Mes genoux
tremblaient, mon cæur battait à
tout rompre. Les immenses blocs
en ruine, colonnes et murs de
marbre, avaient pris possession
de moi. Ils me soulevaient,
m'étreignaient, semblait-il.
J'étais transformé. [...]
Comment était-il possible que
des hommes aient créé un tel
prodige d'harmonie, de force et
de beauté? Je demeurais
stupéfié, hypnotisé. Je ne
comprenais pas ce qui se passait
en moi. Tandis que je
m'imprégnais de cette vue, un
sentiment d'allégresse
m'envahit. [...] A mon insu, ce
voyage m'avait ouvert les yeux et
l'esprit. Une porte s'était
ouverte, me révélant des
horizons et un monde plus vastes
que les miens. [...] Malgré les
apparences, le jeune matelot du
Dagmar quittait la marine plus
riche qu'il n'y était entré."
A la suite de celle découverte,
Tegner fait ses débuts de
sculpteur. Envoûté par
l'Acropole, il façonne des
temples et autres colonnades en
bois: "Les uns après les autres,
de minuscules édifices voyaient le
jour. Je découpais de petites
figures, destinées à orner les
temples, dans des feuilles de bois
de placage. Elles étaient très
belles, mais avaient un défaut:
elles étaient trop plates. Que
faire? N'aurait-il pas mieux valu
les faire en argile, leur donner
plus de relief, de manière qu'on
puisse les regarder sous tous les
angles? Je me procurai de la
terre sans tarder, et bientôt le
forum et les temples furent
couverts de statues." L'un de ces
modèles en terre nous est
parvenu; il est exposé au musée,
accompagné d'un carton ainsi
libellé: "Ceci est ma première
sculpture".
En 1890, contre la volonté de
son père, Rudolph Tegner entre
à l'Académie royale de
Copenhague. Au nombre de ses
professeurs figure le sculpteur
naturaliste Vilhelm Bissen, dans
l'atelier duquel il travaille aux
côtés d'artistes tels que le
Norvégien Gustav Vigeland
(1869-1943).
Dès 1892, Tegner participe au
salon annuel de Copenhague,
où il présente Un faune (1891),
statue grandeur nature en
plâtre, paraphrase naturaliste
d'une sculpture hellénistique.
A l'issue de deux ans et demi
d'etudes, le jeune sculpteur se
présente à l'examen de sortie.
Après avoir quitté l'Académie en
1893, Tegner - à l'instar de la
plupart de ses contemporains -
se rend à Paris, où il séjourne
jusqu'en 1897 grâce aux
subsides paternels. Il reste fidèle
au courant naturaliste, très en
honneur dans la sculpture
française officielle. En 1894, son
Eve embrassant son fils mourant
(1893-1894) est exposáe au Salon
du Champ-de-Mars, où figurent
aussi L'Astronomie du Danois
Niels Hansen Jacobsen, le
Monument Cladel d'Antoine
Bourdelle, le Puddleur de
Constantin Meunier, Le Dieu
envolé de Camille Claudel, mais
aussi, et surtout les æuvres de
sculpteurs oubliés aujourd'hui.
Au fil du temps, plus d'un
créateur a ressenti l'impérieux
besoin d'innover - matériaux,
techniques, sujets. A la fin du
XIXe siècle, comme de
nombreux artistes symbolistes
ou Art nouveau influencés par le
mouvement Arts and Crafts,
Rudolph Tegner dessine des
objets d'usage courant: miroirs,
poignées de porte ou
candelabres; des pièces uniques
en bronze voient ainsi le jour,
qui auraient pu être fabriquées
en série.
Sensible aux créations d'artistes
comme Gustave Moreau et Puvis
de Chavannes, Tegner se tourne
vers le symbolisme. A partir de
1894, il travaille à une trilogie
qu'il exposera au Salon du
Champ-de-Mars de 1896: c'est
Suprematie, avec pour
personnage principal La
Divinité. Un texte du catalogue
du Salon explique la nature de
la gigantesque figure d'hornme et
de la minuscule silhouette
féminine pliée en deux à ses
pieds: "L'être tout-puissant,
assis sur un rocher, contemplant
le monde. A ses pieds, l'esprit de
la terre apparaît devant la
divinité." Aux côtés de La
Divinité se tient Notre époque,
[La sculpture avait été exposée un an
auparavant sous le titre Notre époque:
Samson et Dalila.]
femme debout près d'un homme
couché. Elle est "la grande
prostituée qui tyrannise un
homme personnifiant l'esprit
naissant, aspirant à des buts
éternels". De l'autre côté se
dresse L'Avenir, un homme fier
et imposant qui tient une femme
en respect. Il est "l'homme
(l'âme d'acier) triomphant de la
grande prostituée après une
longue série de luttes". Plus
tard, Tegner évoquera le
vernissage: "Comme un criminel
qui revient sur les lieux de son
forfait, je restais près de
l'endroit où mes trois sculptures
étaient exposées. [...] Le
lendemain matin, j'achetai tous
les grands journaux parisiens,
espérant que, grâce à eux, mes
æuvres accéderaient à la
célébrité. Las, je n'y trouvai pas
le moindre éloge, pas même une
ligne."
Dans cet esprit qui voit en toute
femme une tentatrice, Tegner
crée Fortune (1900), femme nue
et sensuelle qui domine un
homme nu. Il s'accroche au
vêtement flottant de la femme,
tandis que, tel un ange déchu ou
un Prométhée mort, il tombe
devant elle. Le même thème est
abordé par Satan (1899) - un
corps de femme et un visage
d'homme encadré par de longs
cheveux ondulés - ou par
Enchaîné à la terre (1899): un
homme essaie de se relever,
tandis qu'une femme le
maintient au sol, une de ses
joues pressée contre l'abdomen
de l'homme, que ses bras
enserrent étroitement.
Curieusement, quelque dix ans
plus tard, Tegner décide
d'achever la version en marbre
de cette statue, qu'il offre à la
ville de Copenhague, à condition
qu'elle soit érigée en face de
l'hôtel de ville.
[Commencée en 1892, la construction de
l'hôtel de ville prend fin en 1905; de
nombreux artisans, des peintres, des
sculpteurs (mais pas Tegner) y
participent, faisant ainsi de l'édifice un
véritable Gesamtkunstwerk (æuvre d'art
collective)] Cette exigence
fait scandale: on proteste, criant
haut et fort que la statue est mal
proportionnée et son sujet
indécent, inadapté au plus
grand parc public de la ville
(l'affaire n'est pas sans rappeler
l'indignation suscitée par
La Danse de Carpeaux pour
l'Opéra de Paris). Il n'est
toutefois pas exclu que le thème,
presque démodé - ce dont
Tegner n'avait pas conscience -,
ait été à l'origine de l'affaire.
Le sculpteur se rend chez son
protecteur, le riche brasseur
Carl Jacobsen (Carlsberg), qui
fait placer Enchaîné à la terre
dans les jardins de la
Bibliothèque royale, d'où
l'æuvre sera enlevée après la
disparition de Jacobsen; elle est
aujourd'hui exposée au musée
Tegner.
En 1897, grâce à une bourse,
Tegner se rend en Italie. Au
Louvre déjà, il avait été fasciné
par les Esclaves de Michel-Ange:
"Ces figures expriment une
souffrance et une révolte dont je
me sens proche; bien plus
proche que de Raphaël et de ses
madones douces et étonnamment
belles qui ont présidé à ma
formation." A Florence, il se
livre à l'étude de la chapelle
Médicis et à celle d'autres
æuvres du grand maître, qui
allaient exercer une influence
décisive sur le développement de
son art. Selon lui, le programme
de l'Académie de Copenhague
néglige par trop Michel-Ange.
Par la suite, il retournera en
Italie à plusieurs reprises.
Un an après le retour de Tegner
au Danemark, sa mère finance
la construction d'un atelier à
Hellerup; elle est alors
gravement malade et meurt en
1899. Après des mois de travail
acharné, le Monument funéraire
dédié à ma mère, coulé en
bronze, est placé sur la tombe
maternelle, à Elseneur; en 1900,
il vaudra à son auteur une
médaille de bronze à
l'Exposition universelle de
Paris, et c'est là que l'architecte
autrichien Hummel - qui réside
à Trieste - la découvre et en
commande une réplique en
marbre à Tegner. Le sculpteur
se souvient de son arrivée chez
Hummel: "Après avoir monté le
monumental escalier recouvert
d'un tapis, je fus introduit dans
deux immenses pièces. Des
tableaux de Max Klinger, de
Franz Stuck et d'autres peintres
allemands étaient accrochés aux
murs. [...] Dans le parc, on
avait construit un appentis où
m'attendaient le modèle en
plâtre et un bloc de marbre de
Carrare; mes outils étaient prêts
à servir."
Emancipé (1901) est tenu à juste
titre pour un chef-d'æuvre de
jeunesse. Imprégnée des idées de
la fin du XIXe siècle, cette
étrange sculpture - essence du
travail de Tegner sur des thèmes
symbolistes - se compose d'une
haute colonne surmontée d'un
chapiteau aux multiples visages
et aux membres torturés qui
doivent beaucoup à Rodin, à sa
Porte de l'Enfer (commanditée
en 1880) et à sa manière de
travailler à partir de moulages
de diverses parties du corps.
En haut, un bomme assis, abîmé
dans une profonde méditation,
évoque le surhomme de
Nietzsche.
Au tout début du XXe siècle,
Tegner puise son inspiration
dans l'histoire et dans la
mythologie de la Grèce antique:
une grande statue d'Œdipe
(1901-1903) montre le héros fou
de douleur, les yeux exorbités,
soutenu par Antigone. L'artiste
souhaitait qu'elle fùt exposée en
public et, en dépit des
protestations, elle sera montrée
à Copenhague, avant d'être la
première statue à trouver place
au cæur des collines du nord de
la Zélande.
Les occasions qui s'offrent à un
sculpteur d'exposer et de vendre
ses æuvres sont rares. Aussi, en
1905, Tegner plein d'optimisme,
participe-t-il à la fondation de
De frie Billedhuggere (les libres
sculpteurs) [Regroupement d'artistes que ne lie
aucun manifeste mais qui partagent les
frais d'exposition de leurs œuvres. Il s'agit
d'une tradition très ancrée au Danemark,
où elle se perpétue.]. Une grande annexe
est construite derrière Den Frie,
salle d'exposition populaire en
bois, à Copenhague. Dès lors,
les sculpteurs - toujours plus
nombreux - organisent une
exposition annuelle, en même
temps que les peintres,
propriétaires du bâtiment
principal. En 1913, à l'issue
d'un vote, peintres et sculpteurs
décident de s'associer, et Tegner,
hostile à celle décision, se retire.
Qu'il ait été l'un des
cotondateurs du groupe semble
du reste en curieuse
contradiction avec la paranoïa
dont il souffrait depuis le début
de sa carrière, et qui l'amenait à
se sentir en permanence
persécuté.
En 1904, après la mort du
docteur Niels Finsen, un comité
décide d'ériger un monument à
la mémoire du célèbre spécialiste
danois de la photothérapie.
Tegner gagne le concours avec
Vers la lumiére (1904-1909),
æuvre qui est loin de faire
l'unanimité dans le jury: pour la
première fois de sa vie, mais ce
ne sera pas la dernière, l'une de
ses æuvres déclenche une
véritable bataille. Le monument,
inauguré en 1910, domine
aujourd'hui l'un des carrefours
les plus animés de Copenhague.
Il se compose d'un haut socle de
granite grossièrement équarri
sur lequel trois personnages nus
en bronze cherchent, dans un
effort désespéré, à atteindre la
lumière; c'est cet effort que l'on
reproche au sculpteur. En effet,
la critique n'a-l-elle pas déclaré
que les personnages ressemblent
davantage à des athlètes qu'à
des patients?...
Tandis que Tegner met la
dernière main à Vers la lumière,
il est le lauréat d'un autre
concours. En 1910, Carl
Jacobsen dont Tegner a fait le
portrait en 1903, annonce son
intention d'élever un monument
au Ballet royal du Danemark.
La correspondance échangée
entre le commanditaire et
l'artiste révèle que c'est
Jacobsen qui décide de la forme
et de l'esprit de la Fontaine de
la danse (1910-1912). La liberté
du sculpteur est surveillée!
Pour Tegner, la Fontaine de la
danse restera liée à jamais au
souvenir d'Elna Jørgensen, qu'il
épouse en 1911, après leur
rencontre lors de la soirée
donnée pour célébrer le premier
coup de ciseau.
La plus grande bataille autour
de l'une des æuvres du
sculpteur aura lieu à la fin de
l'année 1915. Tegner expose à
ses frais - l'accompagnant d'un
catalogue luxueux - L 'Arche de
vie, dite aussi L 'Arche des
colonnes (commencée en 1912),
qu'il tient pour son chef-
d'æuvre et désire voir placée a
l'entrée du Fælledparken, un
grand pare de Copenhague.
L'Arche de vie représente les
différentes étapes de la vie
de l'homme: traité d'une manière
monumentale, architecturale, le thème est
grandiloquent, mal accordé à l'epoque.
Un Danois aisé commenta l'événement
en ces termes: "Toute nouvelle dépense
devrait désormais être consacrée à la
nourriture et non à l'art."
En dépit de l'hostilité ambiante,
Tegner poursuit son æuvre, dont une version est
coulée en bronze: les groupes de
personnages sont moulés pièce par
pièce grâce au soutien financier
de ceux qui avaient défendu le
projet à l'origine. Ces bronzes
figurent désormais dans le parc
du musée.
En 1919, à ses frais une fois
encore, Tegner organise une
grande rétrospective à Den Frie;
le clou en est Héraclès et
l'Hydre (1918-1919), sculpture
de plâtre à peine achevée. Deux
ans plus tard, une version en
bronze de plus petites
dimensions est exposée au Salon
des Artistes français à Paris, et
c'est là qu'est présentée en 1927
une grande version en plâtre,
puis, en 1931, une grande
version en bronze qui remporte
une médaille d'or. De quoi
convaincre les habitants
d'Elseneur que leur port va
s'orner d'un monument de
première ordre!
A la fin des annees 1910, Tegner
abandonne une sorte de
naturalisme parfois nuancé
d'une touche michelangélesque -
sensible dans certaines parties
de L'Arche de vie - pour un style
plus décoratif qui donne
naissance à des pièces élégantes
comme la statuette de bronze
d'Eros volant avec Psyché
(1920): à cheval sur le dos
d'Eros, Psyché est encadrée par
les grandes ailes du dieu en
équilibre sur une boule que
soutient une colonne torse
terminée par trois têtes de
serpent.
En 1926, au terme d'une
violente polémique qui les
oppose à des critiques et des
artistes danois, Tegner et son
épouse décident de s'établir à
Meudon-Val-Fleury. Dès lors,
exception faite des années de
guerre, le couple ne passera plus
que trois étés au Danemark.
Depuis sa jeunesse, Tegner
éprouvait une grande attirance
pour Paris, où ses sculptures
recevaient un accueil favorable
et étaient exposées avec celles
d'artistes qui partageaient ses
vues. Nulle trace ici de l'esprit
critique et destructeur du
Danemark.
Au cours des années vingt,
Tegner adopte un style Art déco
chargé, en accord avec la
sculpture française officielle
d'alors; ce style trouve une
illustration dans la version en
plâtre d'Eros chevauchant le
lion (1933), pièce monumentale,
anguleuse, peu à sa place dans le
monde artistique danois de
l'epoque.
A la fin des années trente, il est
question de créer un musée
Hamlet à Elseneur et, en 1938,
Tegner offre à la ville - pour le
prix du coulage en bronze -, une
statue de Hamlet, qui est érigée
en automne. Une Ophélie la
rejoindra en janvier 1940.
L'année suivante, l'artiste
exécute des modèles en argile de
la mère et du beau-père de
Hamlet, qu'il n'offrira jamais à
la ville d'Elseneur. En revanche,
en 1948, il propose, sans succès,
que son Shakespeare tienne
compagnie aux deux jeunes
héros. Peut-être jugea-t-on la
statue trop grandiloquente in
situ; et puis le protecteur de
Tegner n'était plus maire.
Au cours des dix dernières -
ann´es de sa vie, Tegners s'est
attaché à une dizaine de thèmes.
Certains sont ambitieux, tel
celui du Sculpteur (1943-1945),
monument équestre dont le
cavalier est pourvu - pour
justifier le titre - d'un marteau
et d'un ciseau. Exposée en 1945
dans la cour de l'Academie
royale, l'æuvre est sévèrement
jugée par la critique: "Désolant.
Vous contournez cette masse
d'os et de muscles gonflés,
cherchant en vain une trace de
logique interne. Mais, tout
compte fait, l'aspect le plus
regrettable de ce monstre de
plâtre n'est peut-être pas tant sa
faiblesse technique que son
idéologie. Si vous fermez les
yeux après avoir regardé la
sculpture, il vous semble
entendre un martèlement de
bottes et une fanfare; il vous
semble soudain distinguer la
silhouette de la Haus der
Deutschen Kunst à Munich."
Avec le recul, Le Sculpteur
apparaît plutôt comme une
manifestation sauvage de
l'énergie vitale de Tegner, plus
perceptible encore dans sa
Victoire, en parfaite harmonie
avec l'architecture de Speer -
bien que conçue entre 1912 et
1915! Peut-être faut-il les
considérer comme la
démonstration de force d'un
faible.
Le musée ne possède aucune
sculpture de la période allant de
1945 à 1949-1950, où Tegner,
trés malade, s'échinait à Les
Aveugles: un cadavre rigide
soutenu par des personnages
vêtus de haillons flottants. Le
sujet lui en avait été fourni par
des funérailles auxquelles il
avait assisté, quelques années
plus tôt, à Marrakech. La
grande version en plâtre des
Les Aveugles, qui est demeurée
inachevée, est extrêment
émouvante. Sur la structure
de bois grossière pendent
des haillons enduits de plâtre,
qui semblent être ceux de
mendiants marocains. Hommage
à Rodin, Les Aveugle est une
æuvre monumentale qui, érigée,
aurait transmis un message
lourd de sens.
A l'instar d'autres sculpteurs
scandinaves qui ont leur propre
musée - Carl Milles, Wäinö
Aaltonen, Gustav Vigeland,
Einar Jónsson, Carl Eldh ou
Hansen Jacobsen -, Tegner se
sentait responsable de ses
æuvres. Sans doute avait-il le
sentiment qu'en créant et en
léguant ce musée et ce parc
uniques, il rendait les
générations à venir responsables
de l'héritage qu'il leur
transmettait.
Teresa Nielsen
Historienne de l'art diplômée de
l'université de Copenhague, spécialiste de
la sculpture danoise des XIX˜ et XX˜
siècles, Teresa Nielsen exerce les fonctions
de conservateur du Rudolph Tegners
Museum 1990 à 1995.
Le Rudolph Tegners Museum se trouve
à Dronningmølle, près d'Elseneur.
Il est ouvert tous les jours sauf le lundi,
de 12 h à 17 h du 15 Avril au 22 Octobre.(2017)
(traduit de l'anglais par Geneviève Lambert)
Bibliographie sommaire
C. Hylinger, "Anteckningar om Rudolph
Tegner, Einard Jónsson, Gustav Vigeland,
Wäinö Aaltonen och Carl Milles", in
SIKSI, n° 3, Helsinski, 1988.
Teresa Nielsen, Rudolph Tegners
Danserindebrønd (sur la Fontaine de la
danse), Copenhague, 1993.
Sigurd Schultz, Nyere dansk
Billedhuggerkunst, Copenhague, 1929.
Sigurd Schultz, "Rudolph Tegner",
in Weilbachs Kunstner Leksikon,
Copenhague,1952.
Lars Schwander, "Rudolph Tegner",
in Copyright, n° 3-4, Copenhague, 1990.
Claus M. Smidt, Rudolph Tegners
Museum og Statuepark - En debatbog,
Gilleleje, 1987.
Rudolph Tegner, Mod Lyset
(autobiographie), Copenhague, 1991.
Helle Vesterby, "Rudolph Tegner",
in Dansk Biografisk Leksikon,
Copenhague, 1983.
Jacob Wamberg, "Hvislen i mudderet"
(sur Héraclès et l'Hydre), in Kunstværkets
krav, Copenhague, 1990.
Cet article est publié dans le journal FMR N. 50, Vol X, Juin 1994, p. 71 - p. 96